LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE ET NOUS
Avouons que notre curiosité pour la littérature contemporaine se meurt de jour en jour. Que nous ne faisons bien souvent même plus l’effort de regarder les nouveautés exposées dans les têtes de gondoles des librairies. Ou alors juste un coup d’œil, comme ça, souvent teinté du plus grand mépris. Ou pour cultiver de manière masochiste son désespoir. Pour les plus radicaux d’entre nous, nos seules retraites dans les temples de la « consommation littéraire » se font le plus souvent chez les bouquinistes, derniers endroits où semble encore se cultiver un amour des anciennes formes d’expression disparues, de la langue vivante. Ces endroits où le temps a fait son œuvre, où les bons livres ont traversé le temps pour arriver jusqu’à nous.
Pourtant, cette attitude nous a induits plus d’une fois en erreur. Par dégoût de ces étalages de « livres », combien de romans importants nous sont déjà passés sous le nez ? Certes peu, mais toujours trop à la vue du nombre limité de romans cruciaux édités chaque année.
2666 de Roberto Bolaño fait partie de ceux-là. Je pousserais même le vice en allant jusqu’à dire qu’il fait partie des livres le plus important édité en ce début de XXIème siècle. De par sa taille, monstrueuse. De par son ambition, démesurée. Mais aussi de par la manière dont il est arrivé jusqu’à nous. Roman posthume (qui aurait probablement subit quelques retouches si Bolaño avait vécu quelques mois de plus, même si selon ses proches sont unanimes pour dire que les dernières retouches arrivaient à leur fin), œuvre d’une authentique singularité et écrite par un homme dont la vie tumultueuse explique à bien des égard la richesse de son langage, la profondeur de son regard, la maitrise de son verbe, 2666 fait partie de ces livres qui vous bouleversent à tant de niveau que l’on se demande en le refermant ce que l’on va bien pouvoir en dire d’intelligible. Exercice impossible, si j’en juge la plupart des critiques que j’ai pu lire à droite à gauche, qui revendiquent leur incapacité à embraser l’intégralité du territoire que Bolaño a circonscrit dans ce livre. Je ne m’y risquerais donc pas, et contenterait juste de mettre le doigt sur quelques modestes idées.
VORTEX 2666
A ce point de cet article, vous êtes en train de vous demander ce que Bolaño fait chez les Babylon Babies. L’idée de cet article m’est venu lorsque j’ai dis il y a quelques mois à un ami, presque sans y réfléchir : « Je viens tout juste de lire le Villa Vortex latino-américain« . Quelques minutes après avoir prononcé ces mots, je me suis demandé ce qui m’avait fait penser ça. Quelles relations entretenaient vraiment ces deux romans. Des liens bien évidemment superficiels, des recoupements peut-être faciles à faire entre deux fictions vaguement cousines. Pourtant, au fil des jours j’ai fini par me convaincre que poser cette intuition sur papier n’était peut-être pas une si mauvaise idée.
En écrivant ces quelques lignes, il ne s’agit pas pour moi de faire rentrer 2666 dans Villa Vortex ou de faire rentrer Villa Vortex dans 2666, ces deux livres sont au delà de toute unité de mesure et ne rentrent évidemment dans rien (sinon dans nos cerveaux, avec la ferme intention d’y produire une réaction virale). Non, il s’agit plus justement pour moi de tracer quelques liens, de trouver les petits lopins de terres littéraires que les deux livres traversent à plusieurs reprises.
Première intuition : tout au long de la lecture de 2666, j’ai ressenti une authentique exaltation de lecteur à laquelle je n’avais pas été confronté depuis ma première lecture de Villa Vortex. Une vraie leçon d’humilité. Celle du genre qu’on ressent face à une œuvre prodigieuse dont on sait d’office qu’elle traversera sans peine les décennies. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça compte beaucoup. Et heureusement, quand les grands esprits de la littérature se croisent dans votre bibliothèque sans s’être donnés rendez-vous, c’est rarement pour évoquer des histoires de coucheries ou de crises de la quarantaine en huis clos.
> La littérature et l’idée du Mal.
Voici les deux principaux sujets que les deux romans partagent. Vous me direz : c’est une idée banale. Certes (quoique, on cherche encore quel « jeune auteur » nous à récemment offert un livre sur le sujet, même mauvais), mais si on part du principe que nos deux auteurs ne se contentent pas d’aborder les deux sujets, mais utilisent l’un pour parler de l’autre, la démarche prends d’un coup des airs plus nobles et plus rares.
A mes yeux, 2666 a des airs de « Villa Vortex du désert« , tout en étant bien évidemment totalement autre chose. Là où le roman de Dantec prenait place dans le Paris reboot, dé-construit, ré-agencé, javellisé de ses racines, qui se déshumanise dans son époque totalement vouée au progrès, 2666 part de l’Europe pour arriver très vite au Mexique, où les deux tiers du roman se déroulent. Deux territoires, deux visages du Mal. Un Mal au visage « techniciste » chez Dantec, un Mal plus ordinaire chez Bolaño, mais pas moins monstrueux : un tueur en série, ou bien un groupe de tueurs en série, qui agissent soit par goût du Mal, soit parce que leur pouvoir leur octroie le droit de vie ou de mort sur les plus faibles sans être outre mesure dérangé (vous révéler les quelques pistes policières du livre serait vous en dire encore trop).
Pour tenter de cerner cette force qui agit quasi machinalement, à un régularité effrayante, Bolaño construit son histoire autour de personnages tous unis par un intérêt ou un amour pour la littérature : professeurs d’université, écrivains, lecteurs obsédés par l’image et l’œuvre d’un romancier et d’un poète, enfants ou femmes de professeurs bercés malgré eux dans la littérature. Chez Bolaño, pas de monde sans littérature. Elle est la colle qui tient l’univers en place. 2666 et Villa Vortex sont non seulement des « Romans-Mondes », comme l’évoque cette formule rebattue, mais aussi une « mise en fiction du Monde », le seul moyen de rendre intelligible cette nouvelle société qui commence déjà à se configurer (Villa Vortex), ou la seule manière d’évoquer « le secret qui est au centre de l’univers » (2666, dixit Bolaño). La littérature, qu’elle soit admirée ou moquée (voir les nombreuses pages où Bolaño critique ce monde où les pharmaciens préfèrent lire les romans secondaires des grands écrivains plutôt que leurs chef-d’œuvres) n’en reste pas moins la seule manière de déchiffrer l’univers, et le but à atteindre. La littérature, chez Bolaño comme chez Dantec, n’est jamais un moyen, elle est la condition sine qua non, le seul véhicule existant capable de dévisager, ne serait-ce qu’un instant, ce Mal qui change sans arrêt de visage.
> La figure du Vortex
2666 comme Villa Vortex sont deux romans dont l’histoire tourne toute entière autour d’un centre de gravité. La fameuse Villa, dans le roman de Dantec, où le tueur en série pratique ses expériences censées transformer de jeunes femmes en automates, centre névralgique où la Technique est devenu Monde, idéologie totalitaire, maléfique et imperceptible, où l’Homme tel qu’il avait existé jusque là disparait dans la plus grande indifférence.
Si le tueur de Dantec ne s’inspire en aucun cas d’un élément réel, les meurtres de Bolaño, eux, trouvent leur source dans une histoire et un lieu qui existent dans le réel, une histoire et un lieu connus de tous : Ciudad Juarez (renommée ici Santa Theresa) et l’affaire des ses disparues (ces centaines d’ouvrières des « maquiladoras« , usines bâties à la frontière Mexique/États-Unis produisant des marchandises exonérées des droits de douane, assassinées et retrouvées mortes dans le désert du Sonora).
Pour Bolaño, ces assassinats perpétués dans ce lieu « cachent en eux le secret du monde ». Pour Dantec, la Villa du tueur est le lieu où s’actualisent tous les nouveaux nihilismes, le trou noir Techniciste qui avale le monde tel que nous l’avons connu. Deux lieux, ou plutôt deux anti-lieux que nous devront traverser pour tenter de comprendre le monde tel qu’il nous attend (le futur immédiat de Villa Vortex, ou l’année 2666, chiffre prophétique qui n’a pourtant dans le roman rien à nous dévoiler).
> Fantômes et doubles littéraires
Un fantôme traverse 2666 : celui d’un écrivain. Le mystérieux Benno Von Archimboldi. De l’Europe, où réside ce groupe de professeurs d’université étudiant de manière mono maniaque l’œuvre de cette figure fuyante (qui ne semble exister qu’à travers ses livres) en passant par le Mexique (que Bolaño connait bien, il y a vécu une bonne partie de sa vie, avant et après la dictature Chilienne), la littérature d’Archimboldi est au centre des événements. Point culminant, le roman s’offre même le luxe de se clore sur un chapitre raconté du point de vue de Archimboldi lui-même. Enfin, le fantôme s’incarne. Et il ne faut pas être Einstein pour comprendre qu’Archimboldi est en grande partie Bolaño, qui partage avec lui une vie d’errant, qui pourrait être qualifiée de « mystérieuse » (il a vécu dans de nombreux pays, survivant de petits boulots en même temps qu’il bâtissait son œuvre), en retrait du monde, et a connu une reconnaissance très tardive. Ce qui est vrai pour Archimboldi est aussi vrai pour le personnage d’Amalfintano, ce professeur Chilien exilé ayant attéri à Santa Theresa suite aux coups durs du destin (les éléments biographiques que Bolaño et Amalfitano partagent sont nombreux, les origines chiliennes, un père boxeur, etc.).
Si Archimboldi est d’un certain point de vue le double de Bolaño, Dantec a lui aussi régulièrement recours dans ses livres à la présence de « doubles littéraires« . Sauf que chez Dantec, leur existence est assumée comme tel, grâce à des indices qui relèvent du jeu linguistique (Dantec / Dantzig dans Babylon Babies, Dantec / Nitzos, l’auteur du « manuscrit trouvé à Sarajevo » dans Villa Vortex, dont on sait maintenant qu’il s’inspirait aussi des écrits du regrété Paul Marchand).
Ce « recours au double littéraire« , bien qu’existant depuis la nuit des temps, révèle pourtant dans le cas de Bolaño et de Dantec une position bien précise. Cette idée (ouvertement et très régulièrement revendiquée par Dantec en interview) que ce n’est pas « eux » qui écrivent à 100% leurs romans. Grâce à ce stratagème, il peuvent ainsi reprendre possession de leurs romans en y injectant leur double de fiction, y multipliant ainsi leur propre présence dans leurs fictions. D’abord en tant qu’écrivains, ensuite en tant que doubles fictionnels. Une sorte de « sur-présence » de l’auteur qui leur permet paradoxalement de mieux s’effacer derrière l’œuvre, et ce sans jamais tomber dans les misères de l’autofiction.
> 2/6/0/6/0/6/3
Si le roman de Bolaño nous est arrivé en France seulement en 2008, il faut savoir qu’il a été terminé quelques semaines avant la mort de son auteur, c’est à dire en 2003, année où Maurice Dantec termina et livra le manuscrit de Villa Vortex. Puisque la date de 2666 nous parait aussi importante qu’impénétrable dans le roman de Bolaño, amusons-nous à penser qu’au-delà des territoires communs et de l’ambition que partagent ces deux livres, l’année 2003 possède elle aussi ses propres mystères d’un point de vue littéraire. Pur hasard ? Concordance des temps ? Rencontre des grands esprits ? Fruit de leur époque ?
¿Quien sabe?
POUR FINIR
2666 est un livre en 5 parties. Bolaño avait d’ailleurs demandé à son éditeur dans son testament que le livre soit publié en 5 volumes, à la régularité de un par an, si mes souvenirs sont bons. Non seulement pour des raisons littéraires (les cinq parties peuvent presque se lire séparément, même si un lien invisible les unit, démarche qui n’est pas sans rappeler celle de Dantec écrivant Artefact), mais aussi pour des raisons financières (Bolaño désirait laisser ses héritiers – sa femme et ses deux enfants – au maximum à l’abri du besoin). Ce que l’éditeur, sur le conseil de consultants (des amis proches de Bolaño), s’empressa de ne pas faire.
Le livre nous parvient aujourd’hui sous un seul gros volume de 1000 pages chez Christian Bourgois, dans une édition magnifique. Cinq chapitres, cinq points de vue. Une richesse narrative et une imagination inouïe dans chaque page. Un pavé à faire frémir n’importe quel pigiste littéraire incapable de consacrer plus de quelques heures au dossier de pr… euh, au roman qu’ils ont entre les mains.
2666, comme la plupart des romans de Dantec, n’a pas été spécialement mal reçu, il a surtout été très peu et bien « reçu », si peu sérieusement lu, si on en juge le nombre de critiques sérieuses écrites dans la presse à son propos. Bolaño n’est à ce titre jamais très dupe de cette situation puisqu’il parle à plusieurs reprises d’Archimboldi comme étant l’un des auteurs autant parfaitement Nobelisable que le plus « non lu » de la littérature contemporaine.
La bonne nouvelle en refermant ces deux livres, c’est de savoir qu’aujourd’hui, malgré l’absence d’une vraie critique littéraire, l’authentique littérature ne cesse pas moins de continuer à exister. Et qu’après tout, peu importe, Dantec et Bolaño écrivent-ils vraiment pour leurs contemporains ?
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